Tout comme les Golden Globes, le premier Festival de Cannes post-affaire Weinstein a replacé le vêtement au cœur d’une nouvelle émancipation.

Il suffit de si peu. Lors du dernier Festival de Cannes, Cate Blanchett d&eacute;clenche une v&eacute;ritable fr&eacute;n&eacute;sie sur les r&eacute;seaux sociaux lorsqu&rsquo;elle monte les marches dans une robe noire des plus sobres. Le hic&thinsp;? Elle avait d&eacute;j&agrave; port&eacute; la m&ecirc;me cr&eacute;ation quelques ann&eacute;es auparavant.

L&rsquo;actrice et pr&eacute;sidente du jury pr&eacute;cise qu&rsquo;il s&rsquo;agit l&agrave; d&rsquo;un geste &eacute;cologique pour se battre contre la surconsommation encourag&eacute;e par ce type d&rsquo;&eacute;v&eacute;nement. C&rsquo;est cette m&ecirc;me volont&eacute; de prendre position qui pousse Kristen Stewart &agrave; &ocirc;ter ses talons aiguilles et monter les marches pieds nus, pr&eacute;cisant qu&rsquo;elle les reporterait les jours o&ugrave; les hommes subiront le m&ecirc;me genre d&rsquo;obligation.

Sur les tapis rouges, une nouvelle envie de sobri&eacute;t&eacute; se fait remarquer, comme pour attirer le regard sur son travail plut&ocirc;t que son corps&thinsp;: Ad&egrave;le Haenel opte pour une robe &eacute;pur&eacute;e bleu nuit, Alba Rohrwacher un mod&egrave;le maxi &agrave; col haut, Jos&eacute;phine de La Baume appara&icirc;t en smoking opalin et Oulaya Amamra, elle, dans un ensemble androgyne aux touches sportives.

Kristen Stewart, membre du jury de la compétition officielle, enlève ses talons aiguilles avant la montée des marches pour la projection de “Blackkklansman”, de Spike Lee, lors du dernier Festival de Cannes.

Jane Fonda reçoit l’Oscar de la meilleure actrice pour “Klute”, en 1972. Elle porte un costume masculin signé Yves Saint Laurent.

Une dichotomie d&eacute;su&egrave;te 
 
Toutes protestent &agrave; leur mani&egrave;re contre un dresscode diam&eacute;tralement oppos&eacute; selon le genre. Ce que le festival nomme black tie ne permet aux hommes que peu d&rsquo;options, certes &ndash; costume noir, chemise blanche, n&oelig;ud papillon &ndash; mais devient le rappel d&rsquo;une pr&eacute;sence requise non pas pour leur apparence mais pour leur &oelig;uvre.

Les femmes, elles, ont un choix plus vaste, mais qui pr&eacute;suppose n&eacute;anmoins robe et talons. D&eacute;guis&eacute;es en princesse Disney, seins moul&eacute;s, coiffure comme une pi&egrave;ce mont&eacute;e et talons aiguilles, voil&agrave; donc les actrices contraintes de se d&eacute;marquer par leurs courbes et leur beaut&eacute; &ndash; en somme par le d&eacute;sir qu&rsquo;elles susciteront aupr&egrave;s du regard masculin. Chaque apparition demande de surcro&icirc;t des r&eacute;gimes et entra&icirc;nements sportifs draconiens, tant une prise de poids peut d&eacute;clencher moqueries dans les magazines people et &lsquo;memes&rsquo; viraux sur les r&eacute;seaux sociaux&hellip; Et&nbsp;leur jeu dans tout &ccedil;a&thinsp;?

Hier comme aujourd&rsquo;hui, cette dichotomie rappelle une in&eacute;galit&eacute; fondamentale entre les genres&thinsp;: &ldquo;Les hommes agissent et les femmes apparaissent. Les hommes regardent, les femmes se regardent en train d&rsquo;&ecirc;tre regard&eacute;es&rdquo;, &eacute;crit le sociologue britannique John Berger dans son texte Ways of Seeing en 1972. Autrement dit, cette diff&eacute;rence vestimentaire s&rsquo;inscrit dans l&rsquo;histoire du sexisme&thinsp;: l&rsquo;homme est le sujet, actif, son corps est un v&eacute;hicule, la femme est un objet de regard et son apparence centrale &agrave; sa r&eacute;ussite.

L'initiative 'Why We Wear Black' encourage les femmes à porter du noir en signe de deuil symbolique et ralliement aux victimes d'agressions sexuelles. Pour Meryl Streep, la couleur de jais est le symbole "d'une démarcation, d'une frontière entre hier et aujourd'hui", et la mise en place de nouvelles normes.

Une moquette tr&egrave;s politique 
 
Performatif et codifi&eacute;, le tapis rouge est donc profond&eacute;ment politique &ndash; et une source de d&eacute;tournement depuis plus longtemps qu&rsquo;on ne le croit. &ldquo;L&rsquo;exercice du tapis rouge est extr&ecirc;mement p&eacute;rilleux. Derri&egrave;re chaque apparition, rien n&rsquo;est laiss&eacute; au hasard et tr&egrave;s peu &agrave; la volont&eacute; de la personnalit&eacute;. Une arm&eacute;e de stylistes, maquilleurs, coiffeurs d&eacute;cide de l&rsquo;image &agrave; projeter&rdquo;, raconte Pamela Anderson. &ldquo;Pourtant, par des biais subtils dans les choix des v&ecirc;tements, les femmes ont prouv&eacute; qu&rsquo;il &eacute;tait possible d&rsquo;y glisser des messages politiques&rdquo;, ajoute l&rsquo;actrice qui a utilis&eacute; son corps et son sex-appeal &agrave; travers sa carri&egrave;re pour mettre en avant des marques vegan ou soutenir des causes environnementales.

En 1972, Jane Fonda porte aux oscars un costume masculin d&rsquo;Yves Saint Laurent en signe de protestation contre la guerre du Vietnam, ainsi que les tenues impos&eacute;es aux actrices. Dans les ann&eacute;es 1990, les robes sont piqu&eacute;es de rubans rouges contre le sida ou roses contre le cancer du sein. Ann&eacute;es apr&egrave;s ann&eacute;es, les fourrures disparaissent lentement.

Mais une v&eacute;ritable prise de parole &eacute;clate au grand jour quand la f&eacute;ministe Gloria Steinem, accompagn&eacute;e de Gillian Anderson et d&rsquo;autres actrices, lance la p&eacute;tition &ldquo;Where are the women directors&thinsp;?&rdquo; adress&eacute;e au Festival de Cannes, en 2012, d&eacute;non&ccedil;ant l&rsquo;absence de parit&eacute; dans la r&eacute;alisation de films. Partout, l&rsquo;absence de femmes aux manettes doubl&eacute;e d&rsquo;une attention virulente port&eacute;e &agrave; leur apparence se fait remarquer. En 2015, na&icirc;t le mouvement Ask Her More, ou &ldquo;demandez-lui plus&rdquo; men&eacute; par des com&eacute;diennes exasp&eacute;r&eacute;es par la seule question pos&eacute;e aux femmes lors de c&eacute;r&eacute;monies&thinsp;: &ldquo;What are you wearing&thinsp;?&rdquo;, oubliant souvent&nbsp;de leur parler du r&ocirc;le qu&rsquo;elles sont venues d&eacute;fendre.

&Agrave; chaque c&eacute;l&eacute;brit&eacute; sa strat&eacute;gie&thinsp;: Alicia Keys appara&icirc;t sans un gramme de maquillage aux Grammy Awards, Zendaya choisit d&rsquo;arborer des dreadlocks pendant les oscars&hellip; et se voit lourdement moqu&eacute;e par la presse people. Pourtant, elle permet ainsi de pointer du doigt les normes teint&eacute;es de racisme dans ce que l&rsquo;on nomme l&rsquo;&eacute;l&eacute;gance occidentale.

Face &agrave; ces plaintes, le cin&eacute;ma montre bien peu de progr&egrave;s&thinsp;: l&rsquo;interdiction de porter des chaussures plates lors de la mont&eacute;e des marches perdure &agrave; Cannes, et l&rsquo;affiche du Festival 2017 montre une Claudia Cardinale lourdement retouch&eacute;e et amincie.

Meryl Streep, Ai-jen Poo, Natalie Portman, Tarana Burke, Michelle Williams, America Ferrera, Jessica Chastain, Amy Poehler et Saru Jayaraman, toutes habillées en noir, aux Golden Globes, à Los Angeles en janvier dernier.

L&#39;&egrave;re #METOO 
 
En 2018, voil&agrave; le rituel &ldquo;red carpet&rdquo; confront&eacute; &agrave; deux courants oppos&eacute;s. D&rsquo;une part les apparitions sont pouss&eacute;es &agrave; une rentabilit&eacute; extr&ecirc;me&thinsp;: les marques payent grassement les actrices pour qu&rsquo;elles portent leurs v&ecirc;tements lors d&rsquo;avant-premi&egrave;re o&ugrave; elles seront photographi&eacute;es &agrave; l&rsquo;infini. Quotidiennement, les m&eacute;dias relayent les marques des robes, bijoux, accessoires en touts genres, coiffures, maquillages. &ldquo;La fonction de c&eacute;r&eacute;monie du tapis rouge ne se fait plus aujourd&rsquo;hui par l&rsquo;objet lui-m&ecirc;me mais bien par celles et ceux qui le foulent, et bien entendu par l&rsquo;exposition m&eacute;diatique qui s&rsquo;ensuit. Cannes 2018 a &eacute;t&eacute; beaucoup critiqu&eacute; pour l&rsquo;absence de stars de tr&egrave;s grande envergure et la surrepr&eacute;sentation des mannequins portemanteaux de marques de mode, de cosm&eacute;tique ou de joaillerie&rdquo;, analyse &Eacute;lodie Nowinski, sociologue sp&eacute;cialiste de la mode. D&rsquo;autre part, en miroir &agrave; cette surexposition, un autre mouvement surgit. L&rsquo;affaire Harvey Weinstein, qui explose fin 2017, secoue le monde du cin&eacute;ma (ainsi que toutes les sph&egrave;res professionnelles) et d&eacute;lie les langues comme jamais auparavant.

&Agrave; grande et petite &eacute;chelle, le d&eacute;s&eacute;quilibre du f&eacute;minin est enfin adress&eacute; frontalement&thinsp;: les festivals de cin&eacute;ma ne seraient &ldquo;qu&rsquo;une c&eacute;l&eacute;bration du cerveau masculin et de la beaut&eacute; f&eacute;minine&rdquo;, selon Kate Muir, activiste du mouvement Time&rsquo;s Up qui rallie les femmes dans l&rsquo;industrie du cin&eacute;ma et g&eacute;n&egrave;re une r&eacute;flexion de fond. L&rsquo;initiative Why We Wear Black encourage les femmes &agrave; porter du noir en signe de deuil symbolique et ralliement aux victimes d&rsquo;agressions sexuelles. Pour Meryl Streep, la couleur de jais est un symbole &ldquo;d&rsquo;une d&eacute;marcation, d&rsquo;une fronti&egrave;re entre hier et aujourd&rsquo;hui&rdquo;, et la mise en place de nouvelles normes. D&rsquo;autres artistes optent pour un +1 militant&thinsp;: lors des derniers Golden Globes, Emma Watson &eacute;tait accompagn&eacute;e par Marai Larasi, fondatrice de l&rsquo;association afro-f&eacute;ministe Imkaan, Meryl Streep, elle, par Ai-jen Poo, directrice de l&rsquo;organisation National Domestic Workers Alliance pour l&rsquo;&eacute;galit&eacute; professionnelle, et Susan Sarandon par Rosa Clemente, politicienne &eacute;cologiste f&eacute;ministe. Dehors, pendant la c&eacute;r&eacute;monie, un groupe d&rsquo;activistes habill&eacute; en costume de Handmaid&rsquo;s Tale, la Servante &eacute;carlate, manifeste. Du cin&eacute;ma &agrave; Trump, c&rsquo;est le sexisme de toute une &eacute;poque qui est &eacute;pingl&eacute;.

En France, les com&eacute;diennes ne sont pas en reste. Cette ann&eacute;e, le Festival de Cannes voit une mont&eacute;e de marches 100 % f&eacute;minine de 82 femmes du collectif &ldquo;50/50 en 2020&rdquo; protestant pour l&rsquo;&eacute;galit&eacute; salariale et contre le manque de parit&eacute; dans le cin&eacute;ma.

Parmi elles, on remarque Clotilde Courau, toute de noire v&ecirc;tue, ou Houda Benyamina, en smoking blanc. Les actrices afrodescendantes du manifeste Noire n&rsquo;est pas mon m&eacute;tier ont aussi profit&eacute; du Festival pour interpeller les professionnels au sujet de la repr&eacute;sentation extr&ecirc;mement limit&eacute;e des femmes noires au cin&eacute;ma, avec Sonia Rolland, Firmine Richard et A&iuml;ssa Ma&iuml;ga toutes v&ecirc;tues en Balmain par Olivier Rousteing.

Si le tapis rouge est une fabrique de fantasmes et de projections, il est grand temps que les princesses postmodernes qui le foulent reprennent les r&ecirc;nes de leur destin, et donnent autre chose &agrave; voir aux petites filles qui r&ecirc;vent un jour de leur ressembler.

Comment le red carpet est-il devenu un podium militant ?

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